Loïc Robichon

La Fête du Naba Ligdi

Je me promène dans le quartier Wemtenga, autrefois village Mossi, situé au nord-est de Ouagadougou. Je suis avec le petit Sébastien. Arrivés devant une grande cours qu’il pointe du doigt, il me lance :

– Ici, c’est le Naba.
– Le Quoi ?
– Le Naba, c’est le chef du quartier.

Ce que j’apprécie avec les enfants c’est qu’on apprend très vite les choses essentielles.

– Il prépare quoi ?
– Demain il fête son 12è anniversaire.

C’est un rendez-vous.

Lendemain matin. Je suis accompagné des mes amis, I.B et Ousmane.

A peine arrivés devant la cour, un coup de mortier retentit à deux mètres de moi. Mes tympans explosent, mes oreilles sifflent et je mets 10 bonnes secondes à recouvrer la vue. J’en ai perdu mon chapeau. Des filles ricanent allègrement. I.B, lui, a pris la fuite…

Dans la cour on peut entendre des chants, on nous invite à boire un coup. Il fait une chaleur écrasante, j’enfile les Fantas. La bière, qu’Ousmane semble apprécier, me paraît à cette heure là, tenir du suicide. On aperçoit des danseurs en habits traditionnels Mossis.

Leur danse est très rythmée, ils portent des casques sur lesquels je reconnais des Ojos de Dio que l’on retrouve aussi dans la culture latino-américaine.

Le plus grand d’entre eux, « un Peul » me dit Ousmane en déduisant son origine d’après son fasciés, ouvre grand ses yeux, me fixe et s’approche de moi. La musique s’intensifie, je suis pétrifié. Je rigole mais en vérité je suis mort de peur. Il ne me lâche pas des yeux, écarquillés, et me rappellent le regard des gens sous amphétamine. J’ai envie de danser à mon tour, pour lui répondre, mais je doute que ce soit approprié.

On me souffle dans l’oreille :

– Il faut que tu le travailles!

Le fameux farotage. Dans cette fête je suis le seul blanc, et ma couleur de peau lui laisse penser que j’en ai plein les poches.

– Mais… j’ai rien sur moi!

M’en allant chez le Naba Ligdi, littéralement  « le naba qui a de l’argent», il ne m’avait pas semblé judicieux d’en prendre sur moi.

La rythmique est a priori aléatoire mais petit à petit je découvre une polyrythmie que j’affectionne depuis des années : le « deux pour trois ». Un danseur joue des croches avec des pièces de métal tenues entre ses mains (son de cloche), tandis que les deux autres danseurs l’accompagnent en jouant des triolets de croches, sur des tambours coincés sous ses bras (des lungas si je ne me trompe pas).

On a ici la rencontre des rythmes binaire et ternaire. Je suis sidéré de découvrir un aspect musical aussi complexe chez…

– Prise de conscience : Chez qui? Chez quoi? Mh… et puis pourquoi pas?

Je me remémore une anecdote de mon ami guitariste Josué. Un jour qu’il pratiquait une de ses compositions, une «blanche» s’arrêta et marqua un silence (deux temps). Quand il eut terminé ses arpèges, elle lui lança « Dis-donc tu joues comme un blanc ! ». À son tour de s’énerver : « Vous les blancs, vous volez notre musique, et après vous dites qu’on joue comme vous »

Je m’approche d’une grande dalle blanche sur laquelle des enfants dansent et rient. Je m’assois près d’eux, ils jouent avec mes cheveux. Après un moment je me lève et les rejoins en essayant de danser comme eux. Eclats de rire. J’aperçois une pierre avec des inscriptions. Il y a un nom, suivi de deux dates…

– Mais… On danse sur une tombe!
On a le droit?

Les enfants ne comprennent pas ma question. Rires encore.

C’est dingue.

Moi aussi quand je serai mort je veux qu’on me transforme en piste de danse, que les arrières-petits enfants de mes petits enfants viennent célébrer en mon endroit.

Il s’agit de la tombe de l’ancêtre de la famille où est enterré l’ancien Naba.

Je descends, m’apprête à quitter les lieux quand le chant d’un vieillard retient mon attention. Je m’assois près de lui, imité par les enfants qui jusque là ne se souciaient pas de lui.

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Le vieux est assis sur une natte, au pied d’un arbuste. Il est aveugle. Il cogne sur une tige en

métal de manière saccadée à l’aide de bagues enfilées aux doigts. Il chante en moré.

Dans l’assemblée juvénile, je me trouve un interprète.

– Il dit quoi?
– Euh… (se concentre) il cite le nom des ancêtres du Naba.
– Ah, c’est une sorte de généalogie?

(regard muet) L’enfant dit oui pour rester poli.

– Et il fait ça depuis quand?
– 150 ans.

L’enfant s’adresse au vieux. Celui-ci tend une main au hasard, je lui donne la mienne. Il pose des questions, l’enfant traduit, nous faisons les présentations.

Je lui dis que j’aime beaucoup son chant. Il m’invite à le filmer. Par chance, j’ai apporté mon micro, et un crayon.

Epilogue :

 Avant de quitter je « croque » le visage du danseur. Ils sont assis, se reposent d’avoir danser une journée sans s’arrêter. Encre de chine, à la Pratt, silhouette noire et fond aquarelle.

J’appelle mon « interprète »

– Dis-lui qu’il m’a transmis son art, et qu’en échange je lui transmets le mien »

Je lui tends le dessin, en posant un genou pour m’incliner. Il semble ravi et balbutie un « Merci beaucoup » dans ma langue. Je lui réponds en moré : Barka ! Un hôte s’interpose rapidement entre nous, apparemment contrarié. De toute la journée, personne n’avait adressé la parole aux danseurs. Sans doute ai-je franchi un tabou.

De toute façon, je n’ai jamais été très bon avec les traditions.

Jésus Cree

Aujourd’hui je suis allé sur la montagne. Il faisait un temps espoustiflant. Je barre mon vélo. Une sœur s’accroche de moi.

«Belle journée, n’est-ce pas ?»

Pointillant le soleil je dis :

« Oui quand même hein ! Je vais essayer de me rapprocher de lui»

«Priez Jésus, vous aller le trouver».

Il faut toujours se méfier des gens qui disent pas bonjour, ni au revoir. Ils ont souvent un truc à vous vendre.

Et moi ce genre de truc ça m’effraie. Bah si. Je suis du genre à méditer alors j’ai toujours peur que ça m’arrive pour vrai.

Je serais assis en tailleur, au pied d’un bouleau, dans une petite clairière et là tout à coup, j’aurais une vision. Un être lumineux s’approcherait de moi, poserait sa main bienveillante sur mon épaule, et me dirait sur un ton laiteux paternel.

«Mon fils, tu n’es pas perdu, tous tes péchés sont pardonnés, je suis là, et que cet air là, et que cet air là… »

Je me relèverais, les yeux illuminés et je me mettrais à mon tour à préchier la bonne parole autour de moi.

Après tout si j’ai vu Jésus, je peux bien me rendre jusqu’à Dieux. Je sais compter, un, dieux, trois.

Sortant de ma rêverie, et surtout de l’élobarotian mentale d’un texte que j’écrirai plus tard, j’arrive au sommet de la montagne. Et comme sur tout sommet, j’y retrouve la croix en érection cathodique, symbole d’une religion qui s’est courageusement forgée une place dans l’arène sans pitié de la pluralité des con victions. 

Une barrière a même été construite à l’entour pour préserver de jeunes délinquants d’aller y accrocher quoique ce soit d’un peu rouge et voyant. Seulement voilà. Je ne sais pas si c’est juste moi mais, j’ai bel et bien eu une vision.

J’y ai vu un tipi.

Je suis redescendu de la montagne, en me disant qu’on aura tôt fait d’oublier le génocide sur lequel la nation s’est construite, mais qu’on ne le supprimera jamais de l’inconscient collectif.

J’ai pas prié Jésus, j’aime encore mieux dessiner les arbres ou les oiseaux, ce qui fait de moi un Dessinanimiste.

J’ai récupéré mon vélo. Un gars s’est approché de moi : «Tu cherches du pot ?».

J’y ai dit non merci, j’ai trouvé Jésus.

À contre-courant

Quand le corps fait grève
et que la grève fait corps.

          Ce jour-là,
Pas de crayon, pas d’aquarelle pour tenter de capter, de dessiner le mouvement.
Pas d’anthropologie pour le décortiquer, l’analyser.
Dissolution de l’ego, expérience directe du moment présent.
Je marche sur Sherbrooke. Il est 14h. J’avance à la rencontre de la manifestation.
          Premier frisson.
Sentir l’ampleur du mouvement, la taille de la vague qui arrive vers nous et dans laquelle on va entrer, sur laquelle on va glisser. On ne sait jamais pour combien de temps. Une seule idée en tête : être debout.
Mon premier coup de cœur : un slogan créé par François Gourd, foulosophe déjanté, lors du mouvement Occupons Montréal.
Je demande :
– Qui a trouvé ça? C’est excellent!
– Je sais pas. Tu le veux?
        Alors armé de mon panneau « Printemps Érable » je continue à remonter le courant tel un Salomon qui remonte la rivière, que dis-je, le fleuve. Dans quels buts?
        Voir les visages, croiser les regards, rencontrer les amitiés, celles qu’on a perdues de vue, celles qui restent. Prendre le temps, un moment en leur compagnie. Écouter, partager leurs convictions, leur vision. Puis les quitter de nouveau. J’ai les yeux qui s’ouvrent à mesure de ma progression. Au sens propre comme au figuré. L’énergie de la foule me galvanise, me fait un effet d’amphétamine. Ça y est, j’ai les yeux écarquillés.
        Mon deuxième coup de cœur : là-haut, des enfants dans une garderie. De la peinture rouge plein les mains, barbouillée sur les vitres. Ces mêmes enfants qui un jour marcheront à notre place, si on en reste là. Car la grève est un moyen plus qu’une fin en soi. Un carnaval de possibles comme j’aime à le répéter. Un moment, où tout un chacun s’exprime, trouve sa voix, sa manière, son rythme : publications (comme celle que vous tenez entre les mains), coups de théâtre, discours politiques, réflexions philosophiques, danses, musiques. Avez-vous remarqué la multiplication de ces actes, de ces échanges? À quel autre moment des étudiants de différents « départements » se réunissent-ils pour discuter? Pour s’écouter?

La grève nous permet de tendre l’oreille.
C’est un début.
C’est le début.
Écouter.

Nous avons dépassé l’unique cadre scolaire. Nous marchons vers un mouvement général.
Écoutons ce que cet « autre », qui étrangement nous ressemble, a bien à dire.

« Sois Libre »

(Cliquez sur «lecture» avant de commencer)

Une journée comme il y en a d’autres. Je devais aller à un cours. Le genre de cours donné par un prof imbus de lui même. A peine assis, je me relève et prends la porte. D’un pas décidé, je sors de l’université, monte dans le métro en direction du nord. Sans aucun objectif. Je sors à la dernière station, rive nord. Je marche quelques mètres et aperçois un magasin de musique. Je rentre. Plusieurs guitares bons marché. J’en essaye une avec un cutaway, qui permet d’aller jouer dans les aigus. Le son est ample, la touche est confortable, la tenue est légère. Je l’achète immédiatement. Je quitte le magasin avec ma nouvelle acquisition et marche le long du fleuve. Je m’installe sur un quai flottant, inspire, et souffle.

Je passerai le reste de l’après-midi là, à jouer au rythme de l’eau.

Nous sommes cinq ans plus tard. Je suis à San Francisco. En tant que musicien, j’ai pris en couleur, en nuance et en présence. J’ai toujours ma guitare avec moi. C’est notre dernier voyage. Avec tout humilité, Il est temps pour moi d’en trouver une plus à mon jeu.

Je cherche un endroit où je pourrais jouer.
Je marche sur Masson, vers l’est. Arrivé au bord de l’eau, sur Embarcadero, à ma grande surprise, je retrouve une construction familière. Il s’agit d’une fusée, une installation artistique présentée à Burning man l’année du thème «Evolution». Je m’installe dessous. Je joue une dernière fois.

Ce que vous écoutez actuellement, c’est un adieu.

Je pose la guitare puis m’en vais. Pas un abandon, juste un don. À la providence, à whoever may come and take it. Un couple de jeunes mariés apparaît alors, pour se faire photographier sous la fusée, la guitare en arrière plan comme si elle faisait partie du décor. Ce qu’aucun d’eux ne se doute, c’est de ce qui est inscrit en arrière de la guitare…